Chilla, du rap et de l’aplomb
Des titres comme Si j’étais un homme, Sale chienne ou encore le dernier en date Aller sans retour extrait de son EP Karma ont définitivement placé la rappeuse et chanteuse Chilla sur la carte du rap français. Féministe assumée mais pas seulement, la Franco-Malgache de 23 ans issue d’une formation de violoniste a encore bien d’autres cartes à jouer. Un début de carrière encourageant qui pourrait bien ouvrir les portes à un peu plus de féminité dans le rap, là où les pays anglophones ont une sérieuse longueur d’avance.
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MUA : Fanny Maurer

Tu es Malgache du côté ton père. Comment est-il arrivé en France ?
C’est appréciable de commencer une interview avec une question que l’on ne m’a jamais posée ! Écoute avant d’être éducateur, mon père était stewart donc il a beaucoup voyagé. Il est arrivé en France car sa famille était franco-malgache donc il y a de base un gros métissage dans ma famille. Souvent à Madagascar, les gens qui ont entre guillemets les moyens font leur lycée là-bas puis viennent faire leurs études en France donc c’est ce qu’il a fait. Il a d’abord fait des études d’opticien, puis il est repartit à Madagascar pour revenir ensuite, tout un périple.
Est-ce comme ça qu’il a rencontré ta mère ?
Oui ils se sont rencontrés en France mais des années plus tard ! Mes parents avaient 18 ans de différence donc c’était un véritable couple intergénérationnelle. Ils se sont rencontrés dans le cadre du travail dans le milieu social, mon père était donc éducateur spécialisé et c’est lui qui a formé ma mère.

As-tu encore des attaches ou de la famille à Madagascar ?
Oui j’ai encore beaucoup de famille à Madagascar après forcément l’héritage de mes origines m’a été transmis mais c’est un pays compliqué, particulièrement pauvre. La première fois que j’y suis allée, j’étais gamine et j’ai chopé le paludisme donc j’ai mis des années avant d’y retourner. D’ailleurs j’y suis retourné une seule fois, en 2011, je connais donc très peu le pays mais du peu que je connais, j’ai effectivement quelques attaches.
Tes parents étaient musiciens amateurs, ton père était notamment pianiste. C’est eux qui t’ont initié ?
Carrément mon père était pianiste et ma mère jouait un peu de guitare donc dès très jeune, j’ai baigné dans la musique. Très tôt, on m’a proposé de jouer un instrument donc voilà, à 6 ans j’ai commencé le violon et c’est eux qui m’ont transmis cet amour.
Tes parents se produisaient ou était-ce vraiment pour le plaisir ?
Mon père, c’était essentiellement pour le plaisir mais quand il a vécu à Paris, il se produisait tous les week-ends dans les cafés concerts jazz cultes comme Le Petit Journal Montparnasse et bien d’autres lieux dans cet esprit. Je ne voudrais pas m’avancer sur des noms mais je sais qu’il a accompagné de grands artistes et qu’il a joué sur le piano de Coluche par exemple.

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À quel moment commences-tu le conservatoire ?
À 6 ans, j’étais en école de musique mais dans ma région, (ndlr : Chilla grandit dans la petite ville de Gex dans la région Rhône-Alpes) le conservatoire était trop loin. J’ai commencé le conservatoire en première quand je suis partie à Annecy pour faire mes horaires aménagés avec le lycée. Mon école de musique avant ça était en partenariat avec le conservatoire de Genève car je jouais dans un orchestre à cordes.
Tu n’étais apparemment pas prédestinée à devenir rappeuse pourtant c’est devenu un passe-temps que tu affectionnais. Comment Bigflo et Oli t’ont-ils repéré ?
Il y a eu toute cette période où j’ai commencé à écrire pour le plaisir puis je m’y suis mise plus sérieusement. J’ai commencé à poster quelques vidéos, ça m’a ouvert quelques opportunités comme Talent street et finalement ça m’a aussi permis de faire des premières parties, donc j’ai fait celle de Big Flo et Oli à Annecy et ils étaient là avec S.Pri Noir pendant les balances et c’est là où le lien s’est créé. Ils étaient assez étonnés de voir une petite meuf qui rappait et chantait donc ils m’ont recontacté trois mois plus tard pour faire leur planète rap et tout s’est enclenché.
Aujourd’hui tu vis à Paris et tu as sorti ton premier EP intitulé Karma en novembre dernier. Qu’est-ce que ce projet représente pour toi ?
Il représente l’aboutissement d’un an et demi de travail ainsi qu’une évolution très rapide de mon univers. Chaque son représente une période et le temps a été décuplé durant cette année. Le fait de travailler en studio avec des professionnels, de choisir mes prods etc, ça m’a ouvert une identité musicale que je n’arrivais peut-être pas à palper auparavant. Première carte d’identité, premier projet dans lequel on a essayé de mettre une cohérence entre les titres même s’ils ont chacun leur univers.

Tu y mêles différents thèmes et émotions. Un titre est dédié au décès de ton papa, plusieurs détruisent le sexisme ambiant, d’autres sont plus dans l’égo-trip. Quelle importance donnes-tu aux messages que tu souhaites véhiculer ?
Je dirais qu’il y a plusieurs aspects. Il y a le côté revendicateur engagé qui pour moi est important, avec notamment certaines valeurs que l’on m’a transmises dans mon éducation. Comme je te le disais, mes parents étaient dans le social donc j’ai toujours eu ce lien très humain avec l’autre et cette notion d’égalité. Je suis métissée et ma mère a pris le rôle du père lorsqu’il est décédé. On m’a inculqué des points forts concernant la justice. J’aime transmettre des valeurs positives mais en même temps, je fais des constats sur la société, sur les comportements que j’estime nécessaire. Ensuite, il y a l’aspect égo-trip, ironique, et second degrés que je trouve très important car c’est un des codes du rap que j’aime le plus car je suis beaucoup dans l’humour noir, je n’aime pas forcément me prendre au sérieux donc c’est important pour moi de rééquilibrer la balance et d’avoir des titres où je suis dans le lâcher-prise, où je n’oppresse pas mon public. Puis il y a l’aspect introspectif et personnel où forcément je parle de mes sentiments, de mes proches. C’est une forme d’écriture assez égoïste où j’écris pour moi, où je me livre et qui se veut thérapeutique. Et malgré ça, des auditeurs s’identifient parfois à mon histoire donc c’est incroyable. On voit que des connexions peuvent se faire à travers la musique au-delà d’une discussion, d’une rencontre.
À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, tu as sorti le titre #BalanceTonPorc, un hashtag qui faisait suite à la polémique #metoo. Est-ce important pour toi de t’impliquer ?
Pour moi c’était important car c’était avec cette association FIT Une femme, Un toit. On voulait faire une collaboration car forcément, en tant que jeune femme, ces sujets me touchent. Sortir ce titre, c’était mettre en valeur ces jeunes filles qui sont incroyables. Certaines ont décidé d’apparaître dans le clip, d’autres étaient juste là et ont participé. Ça montre cet aspect battant et c’est un combat que je mène et j’ai envie de défendre. Ici, c’était un morceau contextualisé et je suis ravie de voir que Vin’S ait sorti le titre #Metoo. Je n’ai pas non plus envie de paraître opportuniste ni trop oppressante donc j’essaye de trouver un équilibre et qu’on ne réduise pas mon univers uniquement à ça.

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Justement, beaucoup de médias considèrent essentiellement que tu viens « bousculer le milieu machisme du rap » alors que catégoriser le rap comme un milieu machiste est assez réducteur même si cela existe bel et bien.
En fait le problème comme tu le dis, c’est qu’on me réduise uniquement à ça. Je revendique ma position car je suis une jeune femme qui fait du rap en France et ça interpelle car il y en a peu. Artistiquement, je fais ce que j’aime, je fais ce que je suis et l’aspect féministe, je m’en suis rendu compte quand ça a commencé à ressortir en gros sur les médias. Ce n’est pas un combat que j’ai envie de réduire en disant qu’il n’y a pas de machisme dans le rap : il y en a, je ne veux pas le dédramatiser mais c’est vrai que je n’en peux plus qu’on le surligne et d’entendre : tu es la rappeuse anti-sexisme. Je le suis mais ce n’est pas que dans le rap et ça ne se met pas en opposition avec les rappeurs. Bien-sûr le sexisme dans le rap est cru et brut mais quand on voit à quel point il est sous-entendu dans la plupart des milieux ou même à la télé, dans les médias etc… Ce qui m’a fait comprendre la dureté du sexisme, c’est l’exposition donc j’ai eu besoin de m’exprimer en conséquence. C’est toujours compliqué car à cause de ces médias qui mettent en avant seulement cet aspect de mon travail, j’ai peur qu’ils empêchent l’accès aux auditeurs au reste de mon univers même si j’espère avoir un public curieux. C’est difficile aussi d’accorder mon discours alors que je fais de la musique, que je suis une jeune femme, que j’écoute du Damso.
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Il y a aussi dans le rap des subtilités difficiles à percevoir. Si on prend l’exemple d’Orelsan attaqué par des associations féministes et qui gagne son procès, on se rend compte que ce n’est pas quelqu’un de misogyne du tout.
Bien évidemment, c’était une image en fait. Je pense que les gens ont encore du mal à palper la force de la punchline. Dans le rap, le principe d’une punchline, c’est de faire ressortir un propos de la manière la plus hardcore possible, toutes les punchlines ne sont pas forcement comme ça, mais c’est généralement résumé en une phrase, un évènement, un fait et parfois t’as besoin de faire des grosses comparaisons qui peuvent être difficiles à entendre pour comprendre l’intention que tu veux y mettre.
Bien des médias t’ont fait remarquer qu’il n’y a pas eu une énorme liste de rappeuses qui ont percé en France mis à part Keny Arkana et Diam’s. Est-ce qu’aujourd’hui, tu te verrais être considérée comme la relève ?
Cette question est compliquée car quand je vois l’effervescence qu’il y a autour de mon projet, avoir autant de soutien et de bons retours, c’est vraiment cool mais je suis seulement au début, il me reste beaucoup de travail sur l’aspect musical comme sur l’écriture. Je n’ai pas la prétention de dire que je suis la relève. Je l’espère mais je pense qu’il y a plein de rappeuses talentueuses qui ont les capacités d’atteindre un jour le niveau d’une Keny Arkana ou d’une Diam’s. C’est juste une question de temps avant que de plus en plus de nanas se fassent entendre dans l’art du rap. En tout cas de mon côté, j’espère bien entendu évoluer et avoir une carrière sur la durée.

Dans « Sale chienne » tu dis une phrase très intéressante « le hip hop hybride entame sa renaissance » et c’est vrai qu’aujourd’hui le hip hop ne cesse de varier. Penses-tu que tu arrives dans le mouvement au bon moment ?
Bizarrement, oui ! Je pense que si j’étais arrivée il y a dix ans, ça aurait été plus compliqué. Par exemple, quand j’avais fait Talent Street, Joey Starr m’avait dit la toute première émission « le chant ou le rap, il faut choisir », c’était en 2014 et ce métissage commençait à émerger alors qu’il est présent aux Etats-Unis depuis des années, le R’n’B, Lauryn Hill, Fugees, Eve. Et petit à petit, il y a de plus en plus de gens comme Nekfeu, PNL qui ont réussi à faire accepter des choses qui ne l’étaient pas forcément auparavant, où ces rappeurs auraient pu être qualifiés de fragiles. Je suis très contente d’arriver à ce moment là.
Quels sont les artistes que tu écoutes le plus en ce moment ?
IAMDDB, Jorja Smith, Kali Uchis, SZA, M.I.A, Princess Nokia : j’écoute toutes ces meufs. Sinon j’écoute beaucoup de rap belge, que ce soit Caballero et JeanJass, De La Fuentes, Damso. J’écoute un peu tout ce qui se fait en ce moment !
Tu n’écoutes que du rap ?
Bah ce matin j’écoutais Yann Tiersen (rires) donc non pas uniquement mais beaucoup !

Parlons un peu mode. Comment qualifierais-tu ton style ?
Si je peux le qualifier, je dirais « en recherche », « loading ». (rires) Je ne suis peut-être pas encore assez à l’aise avec mon image ou mon corps pour avoir un style affirmé. J’adore la mode mais sur les autres ! Je peux porter du vintage, du très classique mais ce que je préfère c’est le all black, je passe inaperçue, no risk ! (rires) mais j’y travaille !
La première paire de sneakers dont tu étais fière ?
J’avais eu une paire de Drift Puma, c’était l’époque collège où tout le monde portait la Puma Ferrari. Les miennes étaient marron/kaki mi-cuir, mi-daim et c’était la première fois que j’avais une paire de baskets qui valait un prix qui me paraissait monstrueux et que je pouvais arriver au collège super fière de montrer mes pieds !
Un modèle récent qui t’a marqué ?
Les Air Max 97 mauves que je porte aujourd’hui !
